« Enseigner la guerre », par M. Tristan Lecoq, inspecteur général de l’Éducation Nationale

Lorsque Yves Lacoste écrit que « La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre » (Paris, Maspero, 1976), il évoque l’utilisation de la géographie par les acteurs de celle-ci. L’histoire qui s’écrit dans un quotidien guerrier, militaire et tragique nous conduit aujourd’hui à l’apprendre et à l’enseigner. Il ne s’agit pas d’en faire un objet historique distinct de notre enseignement, mais d’inclure et de proposer, dans le cadre des questions soulevées dans nos programmes, des problématiques qui s’y rapportent.

Parmi celles-ci, on abordera, en les distinguant ou en les croisant selon les sujets, trois entrées possibles.

 l’histoire de la guerre est liée à l’histoire de l’État
 la guerre s’inscrit dans l’histoire des relations entre États
 la guerre peut se lire comme l’histoire renouvelée des formes du conflit

[sommaire]

La guerre est liée à l’histoire de l’État

L’histoire de la guerre se lit en prisme et en miroir de l’histoire de l’État, des formes institutionnelles qu’il revêt (cité-Etat, République, Empire…), de son organisation militaire liée à son régime politique. De ce point de vue, en France et en Angleterre par exemple, l’histoire militaire est ainsi directement liée à l’histoire de la Nation, depuis le XIVe siècle au moins.

On peut poser en principe que l’institution d’une force armée est liée à cette histoire et qu’enseigner la guerre, c’est d’abord enseigner les moyens (humains, financiers, matériels, administratifs…) dont une puissance se dote pour se défendre ou attaquer, pour préserver ou pour conquérir. Par conséquent, pour enseigner les formes successives que revêt la puissance publique, on peut prendre appui sur son organisation guerrière ou militaire, et montrer comment celle-ci est fonction de celle-là.

L’occasion est bonne d’évoquer des notions importantes sur l’émergence de la puissance publique et sur son fonctionnement dans l’histoire. La participation du peuple à la guerre, puis à la défense, sous toutes ses formes, peut faire l’objet d’un développement dans le long terme de l’histoire. L’évolution des armes et des armements, des doctrines d’emploi et des stratégies peut également, le cas échéant, avoir sa place dans cet éclairage.

Quelques exemples au fil des programmes :

Athènes, la démocratie et la marine, la ligue de Délos : de la démocratie d’une cité à la démocratie conquérante, du citoyen au soldat et au marin ;L’Empire romain, l’édit de Caracalla et la mobilisation pour la défense du limes : l’octroi de la citoyenneté romaine contre la survie de l’empire  ;

L’ordonnance du 2 novembre 1439 et l’instauration de l’armée permanente (une loi pour le Royaume, une armée pour la faire respecter, un impôt royal pour l’entretenir) ;L’armée et le poids de l’Etat sous l’Ancien régime, la Révolution et l’Empire (analyse comparée : part dans les dépenses publiques, ponction démographique, conséquences économiques et géographiques…) ;

La guerre et l’économie : la mobilisation des États pendant la Grande guerre ; la guerre totale et le IIIe Reich ; les États-Unis, arsenal des démocraties et la sortie de la récession économique de l’après-seconde guerre mondiale ; La guerre et les régimes politiques : l’organisation militaire comparée des démocraties et des Etats totalitaires ; les relations entre la République et son Armée en France, pendant la colonisation et la décolonisation ; « gouverner la France depuis 1946 » : l’organisation de la défense et de la sécurité en France depuis 1946 (ordonnances de 1946 et de 1959, livres blancs de 1972, 1994 et 2008) ;

La guerre, la Nation, l’État et le peuple : de l’ost féodal à l’armée permanente, des mercenaires à l’armée nationale, des milices communales à la Nation en armes, de la conscription universelle à l’armée de métier : formes d’engagement, de loyauté envers l’État et de citoyenneté.

La guerre s’inscrit dans l’histoire des relations entre États

Il convient d’insister sur le rôle essentiel du fait militaire dans les relations internationales. C’est l’articulation entre les rapports de puissance entre États, les systèmes d’alliances, les forces en présence que l’on peut enseigner, en insistant sur des moments décisifs.

On pourra ainsi montrer qu’en Europe, du XVIe au XVIIIe siècle une double lutte est engagée, sur terre et sur les mers :

  • entre la France et les Impériaux, sur le continent : de François Ier à Louis XV, c’est une guerre qui aboutit, au XVIIIe siècle, à une forme de prépondérance militaire française, tempérée par le rôle d’arbitre de l’Angleterre, avec ces temps forts que sont les traités de Westphalie (1648), d’Utrecht (1713) et de Paris (1763) ;
  • entre la France et l’Angleterre, avec les rivalités maritimes et coloniales qui aboutissent à la perte presque totale des colonies françaises (« deuxième Guerre de Cent ans »).

La guerre d’Indépendance des États-Unis d’Amérique fait pourtant, en 1783, de la France la première puissance militaire et maritime du monde, mais les bases institutionnelles, financières et surtout politiques de cette situation sont fragiles et emportées par la Révolution. L’intermède impérial ruinera pour longtemps la possibilité pour la France de jouer un rôle politique et militaire en Europe.

La marche vers l’unité de l’Italie et de l’Allemagne doit s’inscrire dans le contexte national et politique de ces deux ensembles géographiques, mais aussi dans celui, politique, diplomatique et militaire, du conflit entre la France et la Prusse : la différence joue sur les organisations militaires et politiques : Magenta et Solferino d’un côté, mauvaises répliques des batailles du 1er empire, Sedan et la guerre-éclair de 1870 de l’autre, avec le choc de deux systèmes militaires, de deux commandements, de deux stratégies.

Le premier XXe siècle voit un changement de la nature militaire de la guerre :

  • la guerre commande tout, dès 1915-1916, chez les Alliés comme chez les Centraux : la massification militaire et la mobilisation matérielle concernent la quasi-totalité des activités humaines des nations combattantes ;
  • l’entre-deux-guerres n’est qu’une très courte parenthèse : il dure de 1925 (Locarno) à 1931 (la guerre en Chine) ;
  • le second conflit mondial est un affrontement dont les termes sont définitifs : guerre d’anéantissement à l’Est (invasion de l’URSS, 22 juin 1941), capitulation sans conditions à l’Ouest (Anfa, janvier 1943).

Les armées deviennent des instruments dont la nature politique est affichée : les armées de la liberté pour les Alliés, la participation de la Wehrmacht aux crimes nazis, l’Armée rouge comme outil d’expansion politique et idéologique.

Avec le « second XXe siècle », le nucléaire change la donne. Terrible invention que celle d’une arme totale, d’un outil de destruction finale, d’un instrument de mort complet, définitif, annihilant. Si le XXème siècle est celui de l’expérience du mal absolu, il est aussi celui qui a vu naître l’arme qui devait mettre fin à toutes les armes et pouvait mettre fin à tous les hommes. « Paix impossible, guerre improbable », selon la formule de Raymond Aron. La contrainte est politique et militaire, parce que des règles simples sont édictées pour très peu d’États qui forment un « club » singulier et fermé. Les relations entre États, pendant la guerre froide, en portent la marque.

Depuis les années 90, ce n’est plus la menace de deux Grands qui conçoivent, construisent, composent des bombes destinées à leur destruction réciproque, dans un dialogue somme toute d’égal à égal qui leur fournit un cadre commode pour un arrangement rationnel, mais des États encore à l’âge de pierre à bien des égards, déraisonnables et déraisonnés, ni ici, ni la : États « du seuil », dont l’usage du nucléaire ou la menace de celui-ci s’apparente tantôt à un prétexte, tantôt à un fantasme, tantôt à une dangereuse réalité.

Le cadre des relations entre États a lui-même a bien mal vieilli : en témoignent le desserrement des systèmes d’alliances, l’état de la relation transatlantique, l’apparition de nouvelles puissances militaires. 

La guerre peut se lire comme l’histoire renouvelée des formes du conflit [1]

Il est intéressant de noter que les deux historiens de l’École des Annales à avoir traité d’une bataille sont Fernand Braudel avec Lépante (1571) dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (Paris, Armand Colin 1985, tome II p. 384-399) et Georges Duby avec Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214 (Paris, Gallimard 1973). Deux batailles d’arrêt, pas d’effondrement du vaincu, pas de véritable tournant militaire. Le récit de la bataille proprement dite est réduit à deux pages chez le premier, à une longue citation de Guillaume Le Breton chez le second. Mais chez ces deux auteurs, le contexte militaire, le fait militaire, la problématique de la guerre sont au cœur de ce moment de leur exposé.

La bataille demeure un véritable objet d’histoire. Cependant, longtemps caractérisée comme la tragédie classique par une unité de temps, d’action et de lieu, elle s’est dilatée au cours de l’histoire, dans le temps et dans l’espace, lorsqu’elle dure non plus un jour ou deux, mais des mois et même des années (Verdun, Stalingrad, le siège de Leningrad). La décision n’en résulte même quelquefois plus (le Jutland). La si longue guerre de positions du premier conflit mondial n’est plus une bataille, c’est l’interminable siège des empires centraux.

Sans revenir à l’ « histoire bataille », par ailleurs trop souvent et injustement caricaturée, on pourra dès lors montrer que la guerre est une constante des relations entre les peuples et les Etats. Enseigner la guerre, c’est enseigner les conflits et les formes successives qu’ils prennent dans l’histoire. Mais l’évolution des formes du conflit fait que la recherche et l’enseignement en histoire se portent aussi, désormais, sur une approche nouvelle de la guerre, qui doit compléter l’approche du breveté d’état-major par celle de l’officier de troupe.

C’est la « violence de guerre », topos désormais incontournable de nos enseignements, applicable non seulement à la Grande guerre (c’est son étude qui est à l’origine de cette avancée historiographique), mais à l’ensemble des espaces et des périodes historiques, jusqu’à nos jours.

C’est l’évolution des formes du conflit, à l’époque contemporaine, qui fait que les combattants ne peuvent plus être séparés des sociétés, dans une fidélité à ces historiens des Annales auxquels nous devons cette approche « globale » de l’histoire. La manière dont ils expriment les souffrances et la mort, dont ils les infligent, dans l’inconscience, l’exaltation ou la cruauté nous exprime, en un langage singulier, ce qu’ils ont au plus profond d’eux-mêmes.

L’étude de la violence de guerre nous permet de prendre en compte les masses des combattants, nous fait voir ce qui les tient ensemble, les soulève d’un même élan ou les sépare, les unit dans l’honneur ou les disperse dans la peur ou la fuite. Conséquence de l’évolution des formes du conflit, de sa massification, de son extension à toutes les activités humaines, la violence de guerre nous renvoie vers les sociétés, avec leurs possibilités et leurs limites, leurs hiérarchies et les formes du vouloir-vivre – et mourir ! – ensemble.

Attention cependant à ne pas confondre les régimes d’historicité : le terme de « brutalisation « s’applique bien à l’esclavage et la colonisation ; la « violence de guerre », ce sont les conflits proprement dits (y compris de décolonisation) ; l’extermination des juifs et des tziganes décrit un processus génocidaire unique. Mais il peut y avoir convergences de ces modes d’explication des phénomènes historiques : la « guerre à l’Est », à la suite de l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941, peut être analysée successivement et conjointement comme guerre d’anéantissement, violence de guerre, brutalisation et extermination, avec un changement de nature dans ce dernier cas, en distinguant donc un phénomène qui, s’il fait l’objet d’une analyse historique rigoureuse, demeure bien sans précédent, unique et singulier.

Dans le même temps, le moment historique d’aujourd’hui est bien différent, celui des milliers de victimes civiles du terrorisme et des 75 morts pour la France, à ce jour, en Afghanistan. Un moment où s’estompe la ligne de partage entre la paix et la guerre, entre la défense et la sécurité, où des conflits mêlent armes modernes et combattants dans ces guerres qu’on qualifie d’« asymétriques ».

C’est désormais sur ces conflits de notre âge qu’il faut faire porter les éclairages de notre enseignement.

  • la guerre du Golfe : premier et dernier conflit de l’immédiat après-Guerre froide (fin de ce que Georges-Henri Soutou a appelé La guerre de cinquante ans 1943-1990 Paris, Fayard 2001), seul conflit du genre légitimé par l’ONU, jusqu’à la guerre de Libye (mars-août 2011) avec laquelle on peut, à vingt ans de distance, faire d’intéressantes comparaisons ;
  • l’émergence de zones « grises », d’acteurs non-étatiques, de conflits « asymétriques » ;
  • les engagements sur des théâtres d’opérations extérieurs dans des conflits de haute et de basse intensité ((Lybie, Afghanistan).

Tristan Lecoq,
Inspecteur général de l’Éducation nationale
Professeur des Universités associé (histoire contemporaine) à l’Université de Paris-Sorbonne

Notes

[1Les réflexions qui suivent s’inspirent d’un article d’Olivier Chaline « La bataille comme objet d’histoire » in Francia. Forschungen zur Westeuropaïschen Geschichte. Band 32/2 Frühe Neuzeit Revolution-Empire 1500-1815 Jan Thorbecke Verlag, Ostfidern, 2005 p. 1-14

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